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TEXTES CRITIQUES

ATALIAS, l’incarnation de l’autre

Texte de Frédéric Elkaim

Ancien directeur de Drouot Formation,

Conseiller en art.

S’inscrivant dans la tradition philosophique, artistique et intellectuelle des courants humanistes, Atalias est une artiste de l’immersion sensible à travers différents dispositifs, depuis le dessin et la sculpture quasi ready-made jusqu’à l’installation intégrant le son et l’interactivité. Avec une force et une pertinence entièrement renouvelées, elle interroge inlassablement la question de l’étrangeté et de l’étranger.

Une autofiction à visée universelle

Elle s’inspire pour ce faire de sa propre histoire et en ce sens, son travail s’inscrit dans une autofiction réparatrice, jadis engagée par une Louise Bourgeois et continuée par tant d’autres, particulièrement parmi les artistes femmes. Car le décalage entre la culture dont est issue (la communauté portugaise) et la culture française qui l’accueille, se transforme chez elle, à travers une histoire personnelle complexe et accidentée, en un véritable paradoxe identitaire.  Écartelée entre deux « caricatures » soulignant les différences sociales, rituelles, économiques et sémantiques, derrière lesquelles se cachent pourtant des réalités profondes – la loge de concierge versus l’appartement bourgeois -, sa connaissance de l’autre va se doubler d’une  connaissance de soi-même, dans un rapport dialectique où se livre une féconde bataille interne. 

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L’artiste puise dans une narration personnelle de souvenirs-sensations pour y combiner une mémoire individuelle et collective. Elle raconte son histoire, celle des siens, non pas parce qu’elle est unique mais parce qu’elle ne l’est justement pas, ainsi que l’évoque l’écrivain Annie Ernaux : « Non pas que je me considère comme un être foncièrement singulier, mais comme une somme d’expériences, de déterminations sociales, historiques (…) de langages, continuellement en dialogue avec le monde passé et présent. Le tout formant une subjectivité unique. Je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler les mécanismes ou des phénomènes plus généraux, collectifs ».

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Une quête de l’autre à travers la ligne

Sa pratique initiale est celle du dessin qui lui permet d’éviter la dissolution face à un drame personnel de son enfance : à l’origine d’une renaissance, il devient définitivement sa langue, son univers, son refuge et ce qui la lie au vivant. Cette « ligne », elle la suit inlassablement à travers l’apprentissage du dessin académique, la copie de tableaux anciens, mais aussi des études en Histoire de l’art et en design (Estienne, puis Olivier de Serres,) qui lui permettent de projeter ses traits dans une troisième dimension. Directrice artistique de plusieurs marques de luxe elle y conçoit d’ailleurs des environnements et des installations nombreuses activant toujours ce rapport paradoxal entre le dessin et sa matérialisation spatiale.

Mais c’est une colère profonde et existentielle qui lui servira de détonateur. Cette rage est née de l’indignation face aux messages édulcorés ou radicaux sur la question de l’émigration, et plus généralement de la perception avilissante de l’étranger (La cage dorée – 2012). L’urgence du flux libéré est d’une violence inouïe - le dessin et ses extensions sont les seules issues possibles. Ce bouleversement libère une mémoire corporelle des émotions, des sensations – amnésiques sur la période de son enfance. La brèche est ouverte, une première série de portraits en sont issus.  Sa quête exigeante, impérative, devient alors celle d’une éthique recentrée sur le droit à la diversité, une condition humaine une, faite de visages pluriels. A travers sa pratique artistique Atalias apporte donc une proposition globale tout à la fois construite et sensible afin de nous réconcilier avec l’idée du pluriel – (pluriel = le vivant, la vie.)

Dévoiler le langage des mains

L’artiste réalise alors des portraits « consacrés » de la femme universelle et individuelle, abordés à la fois sous le signe du mystère sacral, à la frontière du religieux et du profane. C’est l’héroïsme d’une vie qu’elle dépeint avec ses ambigüités. Sept femmes, comme les sept vertus ou péchés capitaux, avec leur part d’ombre et de lumière, la beauté du flou et de l’accidenté, dans une pratique qui se révèle faire le lien entre un trait « anachronique » (inspiré des primitifs flamands) et une conception totalement contemporaine (faisant la part belle au vaste champ des possibles, de Duchamp à Bruce Nauman). Il s’agit ici de faire entendre leurs chants, guetter leur ombre, dévoiler le langage des corps et projeter ce qu’ils disent. Se faire porte-parole de ces sans voix, revendiquer le droit à la considération en faisant un portrait qui les raconte, parce que l’exil qu’elles portent en elles nous oblige autant qu’il nous honore.

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Pour ce faire, elle part d’entretiens approfondis réalisés avec ces sept femmes, mais dans un désir d’aller au plus proche de leur sensibilité, elle les matérialise par leurs mains. La main ne présente ici aucun artifice, aucun compromis, aucune pudeur, elle est le prolongement et la manifestation du corps et de la pensée de l’être (sculptures numériques et « primitive relic »). A partir des voix, des postures des corps, des photos des mains, elle va donc réduire ces dernières à une trace quasi fantomatique, révélant dans la chair de la matière, une histoire faite de matériaux bruts et émotionnels.

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Du dessin académique au dessin « installation »

Les portraits d’Atalias commencent par un tracé – prolongé, amplifié hors support. Ce glissement du plan au volume, enveloppe matérielle ou numérique, intègre le travail de forme, couleur, matière, ombre et lumière. Il n’y a, dans ce travail, aucune distinction possible entre le dessin et sa projection, le portrait englobe le tout. Elle utilise la technique de la mise au carreau dans certain de ses dessins, préparée au cordeau - traceur bleu de bâtiment qui se trouve projeté en troisième dimension à travers un panneau treillis soudé. C’est ainsi que naît, depuis la main de l’artiste et occultant la main des femmes pour mieux en retrouver les chemins, des installations interactives tout à la fois délicates, inquiétantes et radicales : une véritable expérience de l’autre. Car si la main est le sujet de ses portraits, elle est aussi par le contact du spectateur sur la structure, une main qui agit, créatrice qui révèle et transforme l’œuvre, déclenchant de manière aléatoire des sons, des voix, un univers proustien de réminiscences et de présences voilées enfin rendue à notre sensibilité.

Une exploration technique du corps

A la dimension sociologique et poétique, l’artiste ajoute une dimension scientifique, tendant de relier la vision atomiste à celle du numérique. La structure de l’Iconostase, et de Fragment est une représentation de la femme (la main) et de son ombre.  Il évoque le schéma de la matière réductible à des atomes mais également à des parcelles de données numériques par un dispositif d’ombre portée. Cette structure est composée de matériaux de chantier, de fers à béton, bruts sur lequel repose le dessin de la main (support en plâtres ou cartons usagés).  Les barres suivent une dynamique ordonnée, des parallèles rigoureuses, subordonnées à la géométrie de l’ombre portée de l’œuvre et de ses rayons incidents.  Les fers à béton et le son numérique sont comme autant de mécanismes électro physiologiques, de transmissions synaptiques, de récepteurs, de réseaux cellulaires de l’œuvre. Un microprocesseur, relié à la structure, émet en touchant conjointement la plaque numérique et les barres de fer, des sons : la voix de ces mains, de ces femmes, des bribes de mots, phrases ou chants. La bande sonore- algorithme aléatoire peut, en simultané, déclencher autant de sons qu’il y a d’interactions, de touchers ; de sorte que l’œuvre dans sa dilatation ne délivre jamais tout à fait deux fois la même musicalité. Il s’agit donc d’accorder dans cette démarche, un rôle fondamental à l’anecdotique, aux motifs, stigmates, à toutes les formes de données (tracé, forme, odeur, son, donnée biométrique, encodage, statistiques etc..) qui participent à cette vision pénétrante et réelle du sujet. Les détails, par leurs sémantiques, mais aussi par leurs masses, leurs traces, leurs particules, leurs ondes, et leurs empreintes numériques participent à la compréhension de la structure et « trans-formation » de la matière en mouvement de l’être.

Un large corpus de propositions

Revenant à la main, Atalias en expérimente également sa trace, son empreinte – sur les objets manipulés, qu’elle détourne, corrompt jusqu’à ce qu’ils révèlent ce qu’ils cachent de leur environnement, de leur quotidien. Dans la série « social odor », le clinquant du flacon doré à la bombe et recouvert sous cloche, comme un précieux parfum, diffuse une odeur de « Javel », l’odeur des femmes de ménage. Un regard dénaturé de l’objet pour interroger la question d’odeur sociale.

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Dans la série « Odor of sanctity », le flacon ménager est enduit de plâtre, d’un blanc immaculé, plus ou moins fin dans son application, laissant apparaitre parfois en filigrane le flaconnage ou l’étiquette originelle. Le plâtre, comme les plis d’une tunique, le chapelet en bandoulière en plus. Il prend ainsi les trait d’une madone et semble traduire sa vocation véritable : blanchir à l’extrême, javelliser, purifier les corps.

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D’autres séries pourraient encore être évoquées, mais ce qui est surtout évident c’est que l’artiste constitue au fil du temps un corpus extrêmement solide de pièces originales et puissantes, nous invitant à une véritable expérience immersive, un retour sur soi-même et sur l’autre, une complainte solaire, une nécessaire méditation du corps à travers un parcours synesthétique nous restituant toute la complexité et la richesse des différentes strates, passant d’une histoire intime à une histoire universelle. Et parce que l’on est toujours « l’autre » en définitive, c’est à un véritable débat que nous invite l’artiste à travers cet ensemble qu’elle intitule OBLIQUE IDENTITY, une proposition particulièrement nécessaire dans un contexte où ces questions prégnantes témoignent de l’état de notre « humanité ».

TEXTES CRITIQUES

Extrait -Texte de Marion Zilio

Critique d’art (AICA France) 

et commissaire d’exposition 

indépendante (CEA)

La démarche d’Atalias navigue entre brutalisme et préciosité, souvenirs infantiles et mémoire collective. Cette tension permanente incarne deux univers, voire deux régimes politiques qui visent la construction d’un universel singulier. Accordant autant d’importance au processus qu’au résultat, son œuvre s’élabore selon différentes strates signifiantes et chaînes opératoires qui engagent le corps du spectateur dans une posture autant critique que clinique.

 

dentité oblique. Enfant d’émigrés, Atalias cherche sous les surfaces et les enveloppes protectrices à sonder certains détails, souvent enfouis, en s’accrochant aux qualités particulières d’une fragrance, d’un geste ou d’une matière. Puisant dans le répertoire de son enfance, elle livre des indices de sa vie, mais pour mieux en dévoiler des mécanismes collectifs plus généraux. Il en est ainsi de ses premières séries Social odor et Odor of sanctity qui traduisent, avec humour et dérision, les stéréotypes d’une communauté. En télescopant les affects de son enfance avec le recul de l’adulte, elle ancre son intimité dans une réalité sociale et politique. De sorte que la quête identitaire à laquelle se confronte Atalias se parcourt de manière oblique, dans la pudeur et la réserve, dans la rencontre de l’Autre plus que dans l’introspection. 

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 Écoute contact. Retrouver la mémoire collective à partir d’une mémoire individuelle est encore ce qui a conduit Atalias à collecter le témoignage de sept femmes d’un âge avancé. Arrivées clandestinement en France, ces femmes semblent prisonnières d’un passé, soumis à l’exil et au déracinement. Mais en se logeant au plus près de l’épiderme ou des dentelles blanches encadrant leurs poignets, Atalias tente de traverser les surfaces comme pour en extraire une molécule ou la plus infime des données numériques. De la texture d’une peau au timbre de la voix, de la lenteur d’un geste au tremblement des doigts, cette attention particulière aux détails prendra dans l’installation numérique Iconostase, les allures d’un paysage sonore s’activant au contact des spectateurs. Interactives et augmentées, ces œuvres agencent de véritables instruments de musique, dont la symphonie semble recoller les éléments disparates et former une identité complexe et dynamique, en prise avec l’autre et son écosystème.

 

Si bien que la démarche d’Atalias semble explorer une mémoire trouée, susceptible d’être modelée, augmentée ou agrémentée. En devenant des cavités de résonnances, ses  œuvres  élaborent une 

 

« écoute contact », une sorte de « conscience amplifiée et sensible de l’autre ».

 

Marion Zilio 

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